Le monde entier enterre la vie privée

by Jean Marc Manach

La mort, c'est triste. La guerre, c'est dommage. La liberté, c'est bien. Et la vie privée, c'est vachement bien. C'est même très important. C'est comme les femmes ou les handicapés. Il fallait donc y consacrer une journée.

Tous les ans, depuis 2007, on fête le 28 janvier la Journée de la protection des données (DPD, en anglais), initiée par le Conseil de l'Europe, dont la "Convention  pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel", datant de 1981, reste à ce jour "le seul instrument juridique contraignant  sur le plan international".

Depuis 1981, le monde a bien changé, et pas seulement parce que le web a explosé, mais parce que l'informatique régit des pans entiers de nos vie, et qu'il est de plus en plus difficile voire impossible, de vivre déconnecté. Dès lors, les questions informatique et libertés devraient avoir elle aussi explosé. Que nenni : aujourd'hui, le seul problème se situe entre la chaise et le clavier, et c'est vous qui en êtes les principaux coupables, responsables, et victimes : faites très attention à ce que vous écrivez et partagez sur les Internets et, surtout, ne montrez pas vos fesses sur l'internet !  Sinon, vous risquez d'être licenciés, "à cause de Facebook", ou bien d'être harcelés par des cyberpédophiles...

Dans une étude  publiée l'an passée à l'occasion de cette Journée, Microsoft avait ainsi rappelé que 70% des recruteurs américains, 41% des britanniques, 16% des allemands et 14% des français ont déjà eu l'occasion de rejeter une ou plusieurs candidatures du fait de ce qu'ils avaient trouvé, à leurs sujets, sur l'internet.

78% utilisent des moteurs de recherche, 63% les réseaux sociaux, 59% les sites de partage de photos et de vidéos et 57% (seulement) les réseaux sociaux professionnels. 48% matent aussi les sites personnels, 46% les blogs, 41% Twitter et autres sites de partage d'informations, 34% les forums de discussion, 32% les mondes virtuels, 27% les sites de jeux en ligne, 27% les sites spécialisés dans la détection de faux CV, et 25% les sites d'enchères...

L'étude de Microsoft ne dit pas combien de postulants ont, par contre, été recrutés précisément au vu de ce qu'il avait mis en ligne. Alors qu'on n'a officiellement dénombré, en France, moins d'une dizaine de personnes licenciées l'an passé suite à des propos tenus sur Facebook, une étude a pourtant récemment relevé que 18,4 millions d'Américains auraient trouvé leur travail actuel grâce à Facebook, 8M grâce à Twitter, 10,2M grâce à Linkedin...

Les internautes, ce "douloureux problème"

Les internautes ne passent pas leur temps à mettre leurs fesses en ligne. Et les sociologues qui ont étudié le comportement des adolescents sur les réseaux ont découvert qu'ils maîtrisaient, bien plus qu'on ne le croit, leur vie privée en ligne (voir Vie privée : les petits cons parlent aux vieux cons).

Pourtant, en consultant le site  du Conseil de l'Europe, on ne peut qu'être frappé par le nombre de manifestations et d'actions de sensibilisations, organisées à l'occasion de cette journée, ciblant expressément les jeunes, afin de les sensibiliser aux dangers, en terme de vie privée, liés à l'Internet...

La notion de "vie privée" serait-elle ainsi soluble dans le www ? Les enfants et les adolescents sont-ils devenus l'horizon indépassable de la "vie privée" ? Pourquoi, dès lors qu'il est question de l'internet, les plus de 40 ans sont-ils ainsi littéralement obsédés par le sexe, et le fait que le Net serait infesté de pédophiles ? C'est quoi, leur problème ?

La montée en puissance de la société de surveillance soulève de nombreux problèmes, et questions. Or, l'essentiel du débat sur la vie privée porte aujourd'hui sur le "droit à l'oubli", la soi-disant "fin de la vie privée" et les problèmes posés par Google  et Facebook ...

Les terroristes ont gagné  : ils n'ont plus besoin de tuer des gens pour les terroriser. Et pendant ce temps-là, nos dirigeants foncent dans le panneau, et banalisent encore et toujours plus les technologies de surveillance, tout en s'alarmant des dangers liés à l'Internet.

Il y a un mot pour qualifier cela : c'est de la novlangue. On ne retient généralement de 1984 , le roman de George Orwell, que la seule société de surveillance. On oublie que, pour y parvenir, la Police de la pensée de Big Brother organise aussi un appauvrissement planifié de la langue. On ne "surveille" pas pour "surveiller", mais pour contrôler, et se maintenir au pouvoir.

La question de la "vie privée" est politique : il n'y a pas de libertés sans vie privée. Et je me plais à penser que le sujet est autrement plus intéressant, important et vital pour nos démocraties que ces histoires de fesses sur Facebook...

 

Par Jean Marc Manach, journaliste à OWNI.fr, blogueur au Monde.fr (Bug Brother), auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?